En 2050
il n’y aura plus de poissons à pêcher
|
Les océans génèrent des revenus colossaux. Mais pour
Isabelle Autissier*, Présidente de la section française
du WWF, nous dilapidons ce capital au lieu de nous contenter d’en récolter
les intérêts. ENTRETIEN : |
L'aventurière est aussi écrivaine. Son dernier roman (éd. Stock, 2015)
raconte ainsi la lutte pour la survie d'un couple de trentenaire naufragé sur
une île australe.
En 1991, elle fut la première femme à accomplir un
tour du monde à la voile en solitaire. Des nombreuses courses qu'elle mena par
la suite, Isabelle Autissier a gardé le regard
intense des navigateurs habitués à scruter l'horizon. Mais lorsqu'elle parle
des océans, c'est avec le détachement de l'ingénieure spécialisée en
halieutique, puis de la chercheuse à l'Ifremer qu'elle a été. La passion, elle,
transparaît lorsqu'elle expose, en militante du WWF, les ravages qui touchent
ces milieux et les solutions qu'il conviendrait de leur apporter.
Quel est le rôle des océans?
Ils sont le moteur et le régulateur du climat. La
stabilité de ce dernier dépend des courants marins qui emportent les eaux
froides vers l'équateur et les eaux chaudes vers les pôles. Sans ces échanges,
la Terre ne serait pas vivable. Par exemple, si le Gulf Stream n'adoucissait
pas les côtes atlantiques de l'Europe, la banquise descendrait jusqu'à la
Manche. Les océans constituent aussi le premier capteur solaire de la planète
car ils couvrent 80% de sa surface. La photosynthèse du phytoplancton et des
algues, par laquelle ces végétaux transforment la lumière en matière organique,
produit ainsi 90 % de l'oxygène que nous respirons. En retour, les océans
purifient l'atmosphère en capturant le tiers du gaz carbonique qu'elle recèle. Mieux: ils absorbent la quasi-totalité de la chaleur due à
l'effet de serre. Ils limitent donc le réchauffement de la Terre.
Pourtant, ils seront les
grands oubliés de la prochaine Conférence des Nations unies sur le climat (COP
21) à Paris...
Ce n'est pas vraiment un oubli. La COP 21 réunira
les représentants de ses Etats membres. Or, ces derniers ne peuvent agir que
dans les limites de leurs eaux territoriales. La haute mer a un statut international,
elle n'appartient à personne. Les associations comme le WWF n'ont pas leur
place à cette conférence. Nous pouvons seulement profiter de l'événement pour
faire prendre conscience à ses participants du rôle essentiel des océans dans
le contrôle du changement climatique.
Pour cela, vous vous
appuyez sur une approche inédite...
Oui, tout à fait. Cela fait cinquante ans que nous disons
que les océans sont en péril et qu'il faut prendre des mesures. On nous a
toujours répondu: «Vous êtes bien gentils, mais ça
coûte trop cher» Aussi, avons-nous décidé de répondre sur ce terrain. Le bureau
international du WWF a donc commandé la première étude jamais réalisée sur la
valeur économique des océans à deux institutions réputées:
le Global Change Institute de l'université du Queensland (Australie), leader
dans les recherches environnementales, et le Boston Consulting Group, l'un des
plus prestigieux cabinets de conseil en management du monde.
Comment cette étude
a-t-elle été réalisée, et que révèle-t-elle?
Nos spécialistes se sont servis des mêmes outils
que ceux employés pour évaluer la valeur patrimoniale d'un pays. Ils ont
additionné les poids économiques des différents secteurs qui touchent aux océans: leurs productions directes (stocks de poissons,
mangroves, récifs coralliens, herbiers marins), le commerce et le transport
maritimes, les activités côtières (tourisme, loisirs, etc.) et l'absorption de
carbone. Les résultats rendus publics en avril 2015S, nous ont nous-mêmes
surpris. Il en ressort que les actifs des océans s'élèvent à 24 000 milliards
de dollars (22 000 milliards d'euros) Calculé de la même manière qu'un PIB
national, le «produit marin brut annuel» représente ainsi 2500 milliards de dollars (2 308 milliards
d'euros), l'équivalent de la septième économie mondiale. Ces chiffres sont sans
doute sous-estimés car nous n'avons pas pris en compte les bénéfices des
industries pétrolières et minières offshore, qui ne divulguent pas leur
données, ni les retombées probables dues à l'élaboration de nouveaux
médicaments issus de la mer. Une chose est sûre: les océans font vivre des
millions de personnes. Et créeront encore plus d'emplois dans l'avenir: en
2050, 80% de la population du globe vivra à moins de 100 kilomètres des côtes.
Mais ce pactole ne
fond-il pas à vue d'œil?
C'est bien ce qui nous inquiète Nous sommes en
train de scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Au lieu de nous
contenter de moissonner les intérêts que génèrent les océans, nous dilapidons
leur capital à une vitesse vertigineuse. Près de 40 % de l'ensemble des animaux
marins on disparut au cours de ces quarante dernières années, comme la moitié
du corail, et le tiers des mangroves et des herbiers marins.
D'où vient cet énorme gaspillage? Des activités
humaines, évidemment ! La pêche, d'abord: 90 % des
espèces halieutiques sont totalement exploitées ou surcapturées.
Et encore: on pense que 25 à 30 % des prises ne sont
pas déclarées. En mai 2010, les experts du Programme des Nations unies pour
l'environnement ont affirmé qu'à ce rythme; il n’y aura plus de poissons
sauvages consommables en 2050. Les pollutions, ensuite. On transforme les
océans en une immense poubelle : on y déverse des eaux usées non traitées,
des Produits chimiques du plastique. Nos émissions de gaz à effet de serre
sont sur le point de les saturer ce qui fait dépérir le plancton et les
coraux. Les aménagements côtiers, enfin, qui détruisent des zones humides où
les animaux se nourrissent, nichent, et se reproduisent, et où la mer peut
s'étendre en cas de crues. |
Pelagis observatoire de la vie marine
situé à La Rochelle et créé il y a une cinquantaine d'années estime que la
capture par un engin de pêche est une des principales causes de mortalité des
mammifères marins |
Vous prônez l'extension des aires marines protégées (AMP). En quoi
consistent-elles?
Ce terme regroupe tous les espaces océaniques qui
bénéficient à un degré ou à un autre d'une protection. Cela va des réserves
intégrales où l'on ne doit rien prélever, et où parfois seuls les scientifiques
ont le droit de pénétrer, aux parcs marins, où des activités de pêche, de
tourisme et de loisirs sont autorisées dans des conditions précises. D'autres
formules existent, et toutes peuvent être combinées. Les AMP sont gérées pour
préserver les écosystèmes, les espèces marines et leurs habitats, et favoriser
ainsi la reconstitution des ressources. La première a été créée en 1958 autour
de l'archipel des Bahamas. Si bien que nous avons maintenant assez de recul
pour analyser leur rentabilité. Or, quand on examine une aire «mature»,
c'est-à-dire vieille d'au moins une dizaine d'années qui a été bien managée et
suivie scientifiquement, et qui comprend à la fois une réserve intégrale et des
zones d'activités humaines, on s'aperçoit qu'elle a créé des emplois et généré
de la valeur ajoutée Par exemple, nous avons calculé que pour 1 euro dédié à
l'entretien et au fonctionnement du parc marin de Port- Cros, chaque visiteur
en dépensait 19. Ce site est particulièrement riche en mérous. Ce poisson se
vend environ 12 euros le kilo. Mais si chacun des touristes en paierait autant
pour le voir en plongée, il rapporterait bien plus vif que mort, sachant qu'il
peut vivre entre 80 et 90 ans.
Comment les AMP
créent-elles de la richesse?
Elles permettent de restaurer le milieu naturel et
ses chaînes alimentaires. En dix ou quinze ans, la diversité des espèces y
augmente de 20%. La taille des poissons croît de 30%, et ils sont deux fois
plus nombreux. Et la biomasse (masse totale des organismes vivants) est
multipliée par trois ou quatre. Mieux: comme il n'y a pas de barrières aux
réserves, ces ressources migrent en dehors de leur territoire, et ensemencent
les eaux alentours. Si bien que les pêcheurs et les autres opposants qui ne
voulaient pas, au départ, de leur création en deviennent leurs plus fervents
défenseurs. Les AMP sont ainsi les laboratoires d'un développement durable des
océans. Mais aujourd'hui, elles ne représentent que 3,4 % de leur surface
totale. C'est pourquoi le WWF demande que ce rapport passe à 10 % en 2020, puis
à 30 % en 2030.
Avez-vous chiffré les
retombées financières?
Oui, parfaitement Nous avons appliqué aux aires
marines la même méthode que celle utilisée pour déterminer la valeur économique
des océans. Egalement publiée en avril 2015, cette étude a été réalisée par
l'université d'Amsterdam selon les scénarios d'extension que je viens
d'exposer. Elle montre qu'un tel développement des AMP procurerait de trois à
vingt fois plus de bénéfices que les coûts engagés pour les créer. Soit 490
milliards de dollars (453 milliards d’euros) si elles couvraient 10% des
océans, et 920 milliards de dollars (850 milliards (d’euros) si elles en
occupaient c’est que de l'avis de nombreux scientifiques, cela permettrait leur
complète résilience, à condition de protéger tous leurs milieux par des
réserves intégrales. Ça laisserait aux hommes les deux tiers restants pour y
faire leurs bêtises!
«ON DOIT ARRÊTER DE PENSER
QUE LA MER EST GRATUITE»
La France est-elle une
bonne élève?
Relativement, puisque le Grenelle de la mer (ndlr :
l'un des volets du Grenelle de l'environnement de 2007) prévoyait que les aires
marines s'étendraient sur 20% de nos eaux territoriales en 2020. Nous en sommes
aujourd'hui à un peu plus de 16%. Mais la majorité de leur superficie se trouve
dans les eaux métropolitaines, tandis qu'elles ne couvrent qu'un peu plus de 3%
de celles de notre outre-mer. Or, ces dernières s'étendent sur un espace de
près de 10 millions de kilomètres carrés, et elles abritent 80% de notre biodiversité
marine. Mais ce n'est rien comparé au retard pris par d'autres pays. Beaucoup
pensent encore que la création de sites protégés coûte trop cher, et leur
développement se heurte souvent à des intérêts privés, touristiques ou
industriels. Sans parler de la corruption qui mine certains Etats...
Vous poussez aussi à la
mise en place de réserves transnationales...
Cela est nécessaire pour qu'elles atteignent une
taille critique et qu'elles soient à l'abri des interférences. C'est frustrant,
pour un Etat, de créer une aire marine protégée, et de voir ses voisins la
polluer. Sur terre, on arrive à installer des réserves à cheval sur deux ou
plusieurs pays, car il n'existe pas de « no man’s land»
de part et d'autre de leurs frontières. Mais entre deux eaux territoriales, il
y a la haute mer qui, comme je l'ai dit, n'appartient à personne. Seulement,
les poissons n'ont pas de passeports...
« ETENDRE LES AIRES
PROTÉGÉES SEMBLE LA MEILLEURE SOLUTION »
Des exemples?
Bien sûr. Le WWF-France travaille à la réunion de
l'aire protégée des îles du Prince Edwards, régie par l'Afrique du Sud, et de
celle de l'archipel de Crozet, sous tutelle française. Située à la confluence
des océans Indien et Antarctique, cette zone abrite l'une des plus grandes
concentrations d'oiseaux marins au monde, et constitue un réservoir de
nourriture vital pour les cétacés. Cependant, elle est très menacée par une
pêche illégale intensive, et des projets d'exploitation pétrolière ou gazière.
Notre idée serait que les deux pays gèrent en commun leurs parcs respectifs et
l'étendue de haute mer qui les sépare. Il n'y a pas de réticences d'un côté ou
de l'autre, mais comme cela se joue au niveau diplomatique, le processus est
très long.
Un autre cas qui nous tient à cœur est la création
d'une aire transnationale dans le nord du canal du Mozambique, où se rejoignent
les eaux territoriales de la Tanzanie, du Mozambique, de Madagascar, de
l’archipel des Comores et de la France, par le biais de l'île de Mayotte. Là
encore, il s'agit d'un espace d'une exceptionnelle biodiversité, avec l'un des
plus grands récifs coralliens du monde, et plus de 2000 espèces marines. Il est
aussi très convoité par les armateurs, les pêcheurs, les industriels et les
acteurs du tourisme. Nous voudrions que les pays concernés s'entendent pour en
protéger la partie qu'ils contrôlent, de façon à former une vaste réserve
commune. Ils pourraient ainsi résister plus facilement aux pressions exercées
par ces divers intérêts.
Est-ce pour cela que
vous militez pour une gouvernance mondiale des océans?
Absolument. Sinon, on continuera de causer tous les
dégâts imaginables dans les eaux internationales. Le problème, c'est qu'il y a
457 traités relatifs à la haute mer (sur la piraterie, la pêche au thon, les
rejets de déchets radioactifs, etc.), mais aucune instance globale pour les
superviser. Cette situation n'est plus acceptable aujourd'hui, car les océans
sont arrivés aux limites de leur résistance. Il faudrait qu'ils soient gérés
collectivement au sein de l'ONU. On a bien mis sur pied une gouvernance
mondiale pour la circulation aérienne, pourquoi n'y en aurait-il pas une pour
celle sur l'eau? Il n'est pas normal que les
propriétaires des bateaux ne s'acquittent de rien, alors qu'ils utilisent la
mer, la polluent, et pillent ses ressources. Si on paye les autoroutes, on
devrait aussi débourser pour les voies maritimes et les atteintes à
l'environnement Par exemple, en instaurant une taxe carbone sur les navires. Il
faut cesser de penser que la nature est gratuite.
Avez-vous des raisons
d'espérer ?
Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. La bataille
n'est jamais gagnée. En Méditerranée, nous avons sauvé le thon rouge de
l'extinction en parvenant à imposer des quotas de pêche. Mais maintenant que sa
population a recommencé à croître, on a décidé de les relever ! Pourtant, je
pense qu'aujourd'hui, les gouvernements sont plus attentifs envers les océans
qu'il y a cinq ans. A nous d'avancer.., et d'agir. .
Propos recueillis par JEAN-YVES DURAND
*Toujours à la barre, la
célèbre navigatrice a appelé Véronique Andrieux au poste de Directrice générale
du WWF